Je fixais cette paire de chaussures depuis presque une minute déjà. Talons de 9 centimètres, semelle acajou, ces bottines étaient peut être un investissement intéressant pour la rentrée, bien qu’inutilisable cet été, étant des chaussures de demi-saison. Je m’imaginais déjà les porter, et m’étonnais de ne pas les avoir déjà vues en magasin. J’étais pourtant déjà venue ici plus tôt la semaine passée avec Ilyanna, et l’unique raison de mon retour était cette veste en tweed que nous avions vue ensemble et que je m’étais décidée à acheter. J’avais hésité et ne l’avait pas prise ce jour-là, mais des remords s’étaient emparés de moi : je ne pouvais pas la laisser en rayon. Et puis, elle était en solde, avantage non négligeable. Mais cette paire de bottines était apparue de nulle part, et j’hésitais à les essayer. Je n’avais pas prévu d’acheter d’autres choses depuis notre virée, et mon père n’allait pas apprécier si j’augmentais sa facture bancaire d’un peu moins de cent dollars. Enfin, plutôt de deux-cent-vingt et quelques dollars, si on comptait la veste.

J’étais tiraillée, surtout que les chaussures étaient à ma pointure, comme si elles n’attendaient que mes pieds de s’enfoncer dans leur cuir de daim. Oh et puis, qu’est-ce qu’il allait pouvoir dire si je les achetais ? Il ne me disait presque jamais rien de toute manière, si quelqu’un devait se faire engueuler par mon père, je ne prenais rien. Il y avait Cédric ou Roméo à la place, c’était tellement plus drôle, d’ailleurs, d’observer leurs disputes du coin de l’œil, plutôt que d’être l’objet de l’altercation. Oui j’étais la petite dernière. Oui, j’étais la princesse, la poupée, la barbie des Gariépy. Et oui, j’en profitais, libre de tout scrupule même. Mais et alors ? J’en étais satisfaite, et personne ne se plaignait. Et qui ne dit mot consent, bref, nous étions content. Résolue, je m’emparais donc de la boite de carton gris, et, sac à main accroché dans le creu de mon coude droit, je me dirigeais vers les sièges en cuir, sur lesquels je m’asseyais. Posant la veste et mon sac à mes côtés, j’ouvrais délicatement la boite et tirait les fameuses boots du papier de soie qui les protégeait. J’enlevais les chaussures que je portais, et, minutieusement, enfilait ces objets de cuir tant convoités. Comme prévu, elles m’allaient correctement –le cuir devait être un peu travaillé pour les rendre plus confortable encore, et j’esquissais quelques pas devant la glace, en profitant pour vérifier ma tenue d’un coup d’œil discret. Si les chaussures essayaient étaient d’un total désaccord avec les vêtements que je portais actuellement, je pouvais très bien m’imaginer les porter avec d’autres éléments de mon armoire. Je fis quelques pas de plus, m’assurant qu’elles tenaient bien au pied et qu’elles ne risquaient pas d’être source d’ampoules ou entorse après plusieurs kilomètres de shopping intensif –bien que je n’en aurais confirmation qu’après réelle virée- mais ces chaussures semblaient pouvoir tenir la route. De plus, j’avais déjà fait l’acquisition d’une paire de stilletos de cette même marque et n’avais pas été déçu. Bref, j’étais décidée, j’allais accompagner l’achat de la veste par ces magnifiques bottines.

L’affaire était conclue, et je retournais vers les sièges où se trouvaient encore mes affaires. Je retirais ces chaussures brunes et les reposais délicatement dans leur boite d’origine, alors qu’une image particulièrement violente apparue à la télévision du magasin, attirant irrémédiablement mon regard. Je me levais et fixais l’écran, lisant le sous-titre qui s’affichait. « Grave accident de bus dans le centre-ville de Québec, 14 blessés, dont 5 graves, et un mort » Comme quoi, malgré les transports en commun, nous n’étions jamais à l’abri d’accidents. La vidéo changea, le visage dévasté d’une jeune femme dans la vingtaine apparaissant. La petite amie d’un des blessés graves. Je comprenais sa peine, et lui souhaitait silencieusement bon courage. Une voix stridente me sortit de mes pensées, voix que j’identifiais venir du groupe de jeunes filles qui se tenait près de moi. Elles riaient, malgré leur regard dirigé vers l’écran télévisé. « Et bien moi, si j’étais à la place de la fille, j’en profiterais bien ! Vous imaginez tous les mecs qu’on pourrait se faire si nos copains étaient à l’hôpital ? » Ricanement et sourires niais de la part de ses amies. Avais-je correctement entendu ? Un revolver à la place de mon regard, je me tournais vers elle, ne sachant même pas quoi dire. Se rendait-elle seulement compte des paroles qu’elle venait tout juste de prononcer ?